INTERVIEW DE PATRICE LOUINET

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Peux-tu te présenter à nos lecteurs, s’il te plait ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Je m’appelle Patrice Louinet, et je suis un spécialiste de l’œuvre de l’écrivain américain Robert E. Howard, traducteur de ses écrits et directeur de la collection qui lui est consacrée par les éditions Bragelonne (douze volumes.)

J’ai effectué un travail similaire en Angleterre et aux USA (directeur d’ouvrage pour les éditions Wandering Star / Del Rey).

Je suis en outre conseiller pour la société Monolith qui va sortir le jeu de plateau Conan.

Mon rôle est de garantir la fidélité du jeu à l’œuvre de Howard.

Je suis aussi un des co-directeurs de la Fondation Howard au Texas (aux côtés de Rusty Burke, Rob Roehm, Paul Herman et de la société Paradox, qui détient les droits d’exploitation du personnage de Conan), entre autres activités, howardiennes ou non.

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Puisque les trois conférences auxquelles j’ai assisté lors de la journée Howard ont déjà répondu à la plupart des questions qu’on pouvait avoir sur l’auteur et son œuvre, je te poserais donc plutôt des questions sur tous les produits dérivés du barbare…

Conan ce n’est pas que les nouvelles de Robert Ervin Howard, c’est aussi ce que l’on appelle les « pastiches », des reprises ultérieures du personnage par d’autres auteurs (L. Sprague de Camp, Lin Carter, Poul Anderson, Leonard P. Carpenter, Roland J. Green, John C. Hocking, Robert Jordan, Sean A. Moore, Björn Nyberg, Andrew J. Offutt, Steve Perry, John Maddox Roberts, Harry Turtledove, ou Karl Edward Wagner, entre autres…).

Quelle est ton opinion sur ces pastiches, ont-ils au moins permis au personnage de durer jusqu’à nous ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Pour la grande majorité d’entre eux, ils sont très mauvais, pour la simple raison que ces auteurs n’ont pas compris l’essence même du personnage de Conan, à cause notamment des directives de L. Sprague de Camp.

Dans cette optique, Conan se retrouve réduit à un barbare simplet, analphabète, vêtu d’un slip de fourrure, et juste bon à jouer des muscles avec une belle fille à demi dénudée à ses pieds.

Or, c’est un personnage bien plus complexe que cela.

La réécriture des nouvelles inachevées de Howard sur Conan, voire la transformation de ses nouvelles historiques n’ayant rien à voir avec Conan, par de Camp, fut un procédé malhonnête impardonnable, sans parler des traficotages, coupures et autres réécritures des textes, sans évidemment avoir l’accord de Howard, mort et enterré depuis longtemps !

Comme ces pastiches sont apparus après le succès des reprises de Howard chez Lancer, ce n’est pas eux qui ont fait durer le personnage, ils n’ont fait que tenter de profiter de ce renouveau pour la « sword and sorcery », de faire du pognon facilement sur le dos de la création de Howard.

Prenons l’exemple de Sherlock Holmes, il existe des tonnes de pastiches, mais ils sont bien distincts des éditions originales de Arthur Conan Doyle, ils ne cherchent pas à se faire passer pour eux, et aucun auteur ne s’est permis de réécrire les originaux…

Donc, non ces mauvais pastiches n’ont fait que diluer la perception des textes originaux, de réduire le personnage au simplet qu’il est encore pour beaucoup de gens, et ils ont empêché Howard d’atteindre la position d’auteur classique qu’il mérite !

J’en ai lu un certain nombre, souvent avec peine, et le « meilleur » (ou disons le moins pire) d’entre eux est selon moi « La route des rois » de Karl Edward Wagner.

Karl Edward Wagner (4 Décembre 1945 - 13 Octobre 1994) était un auteur Américain de romans d'horreur, de science-fiction, et d'heroic fantasy.

Il a décrit sa vision du monde comme nihiliste, anarchiste et absurde, c’est un véritable auteur qui a écrit de très bons livres par ailleurs…

Dans « La route des rois », Conan le mercenaire est aspiré dans une rébellion contre le roi de Zingara, mais en raison des machinations d'un sorcier Stygien, il se retrouve du mauvais côté de ses alliés victorieux…

Karl Edward Wagner a voulu retranscrire dans un contexte hyborien la révolution russe de 1917, ce qui est un projet autrement plus ambitieux que la plupart des pastiches en question !

Heureusement, ces daubes appartiennent au passé, et leur réédition n’est plus à l’ordre du jour.

Le vrai barbare a triomphé et les romans moisis des tacherons ne sont plus qu’un lointain souvenir.

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Les gens de mon âge ont découvert Conan dans le film de John Milius, avec Arnold Schwarzenegger dans le rôle titre.

Il y a déjà eu au final de nombreuses adaptations d’Howard au cinéma (Conan le Barbare, Conan le Destructeur, Kalidor, Kull le conquérant, Le Cœur du guerrier, Solomon Kane, et le nouveau Conan « rebooté » en 2011), dont trois versions officielles de Conan.

Quels sont selon toi les qualités et les défauts de ces films ?

 

_ Patrice Louinet :

 

L’échec de ses films, en termes de fidélité à l’œuvre howardienne, est dû principalement à leurs pitoyables scenarii (à part le film de Milius qui a une véritable histoire, mais très éloignée de celle du vrai Conan).

Arnold Schwarzenegger ne ressemble pas au Conan de Howard, il est trop massif, trop musclé, encore une fois c’est une caricature du barbare, plus proche des jeux de rôles que des romans.

Jason Momoa, interprète du personnage dans le dernier film de 2011, est plus fidèle à sa description écrite, avec un physique puissant mais moins bodybuildé, et surtout sa gestuelle, plus proche des déplacements agiles de panthère du cimmérien.

Le film de Milius a certes marqué son époque, mais Milius n’a même pas lu une nouvelle d’Howard, il a juste adapté son rêve de toujours d’une biographie de Gengis Khan (d’où l’ami de Conan nommé Subotaï, nom du premier général de Gengis Khan).

La bande originale du film composée par Basil Poledouris est inoubliable, mais le script n’est qu’un patchwork d’idées prises dans des nouvelles de Conan, de Robert E. Howard ou de L. Sprague de Camp (« Les clous rouges », « La chose dans la crypte », le nom de Valeria attribué à un personnage au parcours plus proche de celui de Bêlit, etc.…), assemblés comme des clins d’œil, ou des hommages, mais sans plus de fidélité.

De plus, Milius se décrit comme un « fasciste zen », là où Howard était davantage une sorte d’anarchiste à son époque, d’où un message radicalement différent…


 

_ Laurent Gonel :

 

Conan c’est aussi des comics célèbres (autrefois chez Marvel, maintenant chez Dark Horse), qui ont beaucoup compté sur la représentation du personnage chez les gens de ma génération.

Qu’en penses-tu globalement, cela nuit-il à l’image de Conan ?

 

_ Patrice Louinet :

 

J’adore l’idée que plus d’une centaine de dessinateurs différents ont déjà représenté leur vision du monde de Conan.

J’en ai lu beaucoup à l’époque de Marvel, je suis moins ce qui sort aujourd’hui chez Dark Horse, et je préfère la version Barry Windsor Smith à toutes les autres, avec beaucoup d’intérêt pour celle de Neal Adams, ceci dit.

Je parle des bandes dessinées, là, pas des illustrateurs (Frank Frazetta, et surtout Greg Manchess étant mes préférés dans cette dernière catégorie).

Le Conan de John Buscema ressemble trop, encore une fois, à la version gros musclé type Arnold, mais à la grande époque de « Savage Sword of Conan » en noir et blanc, son dessin (encré par exemple par Alfredo Alcala), est vraiment magnifique.

J’en ai même possédé quelques planches originales, mais j’ai du les revendre durant une période de « vaches maigres », et je le regrette encore amèrement !

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Pour finir avec les épiphénomènes autour de Conan, il y a désormais un jeu vidéo online permettant de vivre des aventures en immersion dans l’Âge Hyborien.

Ce MMORPG ("Massively Multiplayer Online Role Playing Games") est-il bâti avec une certaine fidélité à l’univers de Howard ?

 

_ Patrice Louinet :

 

J’y ai joué un peu, lors du lancement initial du jeu, mais il y avait trop de problèmes techniques, et j’ai du abandonner (comme beaucoup d’autres d’ailleurs) !

Aujourd’hui ces bugs sont soit disant réglés, mais je ne pense pas vraiment m’y remettre.

Je ne peux donc pas juger de la fidélité de ce jeu à l’œuvre howardienne.

 

 

_ Laurent Gonel :

 

J’ai lu dans « Conan, sur les traces du barbare » de Paul M. Sammon qu’il existait des réunions autour de l’œuvre de Howard à l’anniversaire de sa mort, avec visite de son domicile, recueillement sur sa tombe, etc.…

Que penses-tu d’un tel phénomène ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Il s’agit des Robert E. Howard Days.

C’est très bien, ce sont en fait des fans de Howard qui se réunissent pour parler de son travail, au cours de diverses conférences, ça se passe à Cross Plains, au Texas, au mois de juin.

Le festival remet des tas de prix, comme celui du meilleur article sur Howard, du meilleur illustrateur, etc.…

Chaque année, il y a un invité d’honneur, et j’étais justement celui de la dernière édition.

C’est la version américaine « puissance 10 » de la journée Robert E. Howard que nous venons d’organiser à Paris au « Dernier Bar avant la fin du monde », car on y accueille en moyenne 250 personnes.

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Selon toi (question purement hypothétique), si Howard avait vécu plus longtemps, aurait-il continué à écrire sur Conan ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Je pense que non.

Déjà, Howard avait pour habitude d’abandonner un personnage lorsqu’il avait fait le tour du sujet, pour passer à un autre.

Il a écrit sa dernière nouvelle de Conan en juillet 1935, soit un an avant sa mort…

S’il avait voulu reprendre le personnage, en un an, il en aurait eu largement le temps (rappelons qu’en 34 il est 10 fois sur 12 dans le magazine Weird Tales, avec 8 fois des nouvelles de Conan, et 5 fois en couverture) !

Sa petite amie Novalyne Price raconte, dans son ouvrage biographique « One Who Walked Alone », qu’il lui aurait dit en avoir marre de Conan, et vouloir passer à quelque chose de plus sérieux.

Weird Tales ne payait pas correctement (à sa mort le magazine lui devait encore $1300), donc on pourrait penser que la mauvaise santé financière de Weird Tales est la cause de l’arrêt de la série.

Mais si Howard avait vraiment voulu écrire encore du Conan, il aurait très bien pu aller voir un autre éditeur payant mieux, fort du succès de ses parutions…

Mais s’il ne l’a pas fait entre juillet 1935 et sa mort, c’est bien qu’il avait fait le tour du personnage.

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Robert E. Howard a écrit durant moins d’une décennie. En tant que spécialiste de son œuvre, ne vas-tu pas finir par faire le tour du sujet, et le cas échéant, quel sera l’après Howard pour toi ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Je découvre toujours de nouvelles choses, donc je suis loin d’en avoir fini avec Howard.

Je commence une thèse sur lui (à la Sorbonne, dans la quelle je vais me pencher sur la question du trauma dans l’œuvre), je travaille sur un documentaire sur sa vie et son œuvre, j’ai un projet de grande envergure que je ne peux encore révéler… plus encore du travail éditorial pour au moins 3 ou 4 ans.

Tant que cet écrivain ne sera pas considéré à sa juste valeur, comme un auteur américain classique, je ne m’arrêterai pas !

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Y a t il autre chose, dont tu voudrais en profiter pour parler ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Oui, je voudrais signaler une belle amélioration de la considération envers Howard :

Maintenant, lorsqu’on veut sortir un produit dérivé de Conan, on vient de plus en plus demander l’avis et les conseils de spécialistes (moi ou d’autres).

C’est vraiment un progrès significatif, par rapport à l’époque des pastiches, car on s’est enfin rendu compte que Howard n’est pas si simple à adapter, et que nos connaissances sont nécessaires pour obtenir un produit de qualité (comme pour le jeu de plateau de chez Monolith).

Durant notre journée Howard, j’ai eu aussi grand plaisir au mélange des publics, c’était une vraie satisfaction de rencontrer des amateurs de jeux, venus surtout pour la démonstration, repartir après avoir acheté 3 ou 4 livres d’Howard !

 

 

_ Laurent Gonel :

 

Tu me tends une perche idéale pour t’annoncer qu’en tant que vidéaste amateur, je mets en chantier, avec mon partenaire, le réalisateur Frédéric Romain, un projet de court métrage sur la jeunesse de Conan, rencontrant la civilisation pour la première fois…

Notre scénario étant déjà prêt, accepterait-tu de le lire pour nous donner ton opinion d’expert sur le personnage, et ainsi devenir une sorte de consultant technique sur notre fanfilm ?

 

_ Patrice Louinet :

 

Ça serait avec plaisir, mais attention aux droits...

En effet, la société Paradox Entertainment, qui détient les droits d’adaptation de Conan, peut vous créer des ennuis si vous le faites sans leur permission, même s’il s’agit d’un simple fanfilm sans aucune prétention commerciale.

S’ils autorisent des amateurs à le faire, lorsque des pros le feront sans leur accord, il existera un problème juridique : on pourra leur dire « mais vous n’avez pas attaqué ceux-là, alors pourquoi nous ? », du coup, ils surveillent tout.

Mais c’est une procédure standard, cela n’est en rien une caractéristique de Paradox.

Alors oui, je veux bien lire votre scénario, et vous dire ce que j’en pense, ainsi que vous mettre en relation avec Paradox.

Après, à vous de jouer…

 

_ Laurent Gonel :

 

Merci Patrice, et, par Crom, bonne continuation !